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Équilibres et déséquilibres mondiaux


                 

  * Par   Robert Boyer, CEPREMAP                      
     -L’économie mondiale : trente ans de turbulences , Cahiers français n° 357-

Par comparaison avec les Trente Glorieuses, la période qui s’ouvre avec les années 1980 se caractérise par le retour de crises financières récurrentes.
Qu’ils soient déclenchés par la dynamique de la dette publique – crise mexicaine de 1984, crise grecque de 2010 –, par des innovations financières – bulle Internet, subprimes –, par une crise de change – crise européenne de 1993 – ou encore par une augmentation excessive du crédit domestique – crises asiatiques des années 1990 –, ces épisodes vont de pair avec le mouvement de libéralisation financière amorcé dans les années 1980.
Robert Boyer montre que si les scénarios de ces crises semblent toujours nouveaux, plusieurs mécanismes se répètent, de l’apparition d’une innovation génératrice de processus spéculatifs à la réaction tardive des pouvoirs publics, ce qui pose la question de la régulation financière mondiale.
Le retour des crises financières
À partir de la fin des années 1980, théoriciens de la finance et macro économistes étaient convaincus que les innovations financières et leur diffusion à l’échelle mondiale  stabiliseraient les relations internationales et réduiraient la fréquence et la gravité des crises. La succession de ces dernières, d’abord latino-américaines dans les années 1980, asiatiques dans les années 1990, puis la répétition des bulles financières aux États-Unis et leur apogée lors de l’épisode des subprimes ont invalidé cette conjecture pour ne pas dire croyance. Un nombre croissant d’analystes impute cette résurgence des crises à l’effet de la déréglementation financière.
Depuis le début du XIXe siècle, on constate en effet une corrélation étroite entre une forte mobilité du capital et la fréquence des crises bancaires (graphique 1). Ces mêmes données montrent qu’a contrario, les périodes aux cours desquelles la mobilité du capital a été freinée, par exemple après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, ont enregistré une quasi-disparition des crises bancaires.
Ce profil historique trouve une explication dans les théories qui, à la suite de Keynes, insistent sur le caractère incertain et non pas seulement risqué de la finance (1), d’où résulte la généralité de comportements mimétiques à l’origine de bulles spéculatives. Ces tendances se manifestent d’autant plus vigoureusement que les réglementations encadrant la finance sont réduites. L’apparition d’un écart croissant entre le prix du marché et une évaluation de la valeur fondamentale des actifs correspondants ne peut que déboucher sur une crise d’autant plus grave qu’aura duré la phase d’emballement spéculatif (Minsky, 1982 ; Shiller, 2000 ; 2008 ; Orléan, 1990 ; 2009) (2).
Déréglementation et globalisation financières au cœur de crises récurrentes
Les canaux par lesquels se forment les crises financières Rétrospectivement, on peut expliciter les divers canaux à travers lesquels la libéralisation financière a suscité une recrudescence de crises financières, souvent systémiques



La dette publique
En premier lieu, dès la fin des années 1970, certains pays, déjà considérés comme émergents, attirent des capitaux internationaux en masse. Ils perturbent le régime de croissance domestique en favorisant la consommation au détriment de l’investissement et en facilitant l’endettement public. C’est le cas des pays latino-américains qui entrent en crise dès lors que le durcissement de la politique monétaire aux États-Unis diffuse un relèvement des taux d’intérêt qui fait apparaître la dette publique comme non soutenable. La crise mexicaine de 1984 est exemplaire à ce titre. Par parenthèse, c’est à l’occasion de ce défaut de paiement des dettes publiques que l’on recourt à la titrisation à travers les bons Brady.
Les changes flexibles
Simultanément, le passage aux changes flexibles et l’accélération des mouvements internationaux de capitaux impliquent la diffusion des crises de change. Dans les pays émergents, défaut de la dette publique et crise de change vont souvent de pair. Mais il est une forme pure de crise uniquement centrée sur des mouvements spéculatifs déstabilisant un régime de change. La crise des monnaies européennes de 1993 définit une seconde configuration dans laquelle les doutes de la communauté financière internationale sur les objectifs des gouvernements nationaux (lutter contre le chômage ou défendre la parité) déclenchent un emballement spéculatif.
Le crédit privé
Tant la crise japonaise de 1990 que les crises asiatiques de 1997 ont surpris les économistes qui constataient la permanence d’une gestion publique rigoureuse et d’une bonne compétitivité des systèmes productifs domestiques.
En fait, ces crises sont la conséquence de l’explosion du crédit domestique sous l’effet de l’ouverture du compte de capital. Elles définissent une troisième configuration qui associe libéralisation du compte de capital, retard dans les règles prudentielles encadrant le secteur financier domestique et emballement du crédit privé. Une fois déclenché le retournement de l’emballement spéculatif, l’insolvabilité des banques endettées en monnaies étrangères se diffracte en une crise de change. Cette crise double tend à se généraliser à la plupart des pays émergents qui se sont ouverts précipitamment à la finance internationale.
Les innovations financières
Effondrement du Hedge Funds LTCM, éclatement de la bulle Internet et crise des subprimes ont pour particularité d’affecter le plus avancé des systèmes financiers, celui des États-Unis. Dans cette quatrième configuration, la libéralisation financière stimule un flux d’innovations, technologiques mais surtout financières, qui semblent ouvrir des perspectives nouvelles à la profitabilité des entreprises.
Ces diverses crises vont se succéder car le maintien par la Banque centrale américaine d’un taux d’intérêt très faible du fait de sa victoire sur l’inflation ainsi que la multiplication des nouveaux outils financiers (CDS, ABS, swaps, options, dérivés de dérivés…) créent une surabondance de liquidité.
C’est sur ce terreau que naissent, prospèrent et finissent par éclater les bulles spéculatives successives, portant respectivement sur la dette russe (LTCM), l’avenir des jeunes pousses de la nouvelle économie (crise Internet) et finalement l’octroi de prêts hypothécaires à des catégories de la population précédemment exclues de l’accès à ce type de crédit (crise des subprimes).
Des crises qui déjouent les pronostics
Cette description est sous-tendue par l’hypothèse implicite que les crises financières ne peuvent être anticipées car elles changent en permanence de forme.
Ainsi, chacun de ces épisodes a conduit les économistes à bâtir des interprétations spécifiques. Une telle taxinomie est bien sûr utile car elle produit une certaine intelligibilité de chaque crise considérée isolément. Dès lors, les économistes qui traditionnellement s’intéressaient fort peu aux crises financières se sont mis à formaliser les enchaînements correspondants.
La première catégorie de crise intervient lorsque l’évolution de la dette publique s’avère incompatible avec l’arbitrage de la finance internationale (Krugman, 1979) (3).
Si, par contre, les financiers doutent de la défense de la parité de la monnaie nationale face à l’urgence des problèmes domestiques de croissance et d’emploi, c’est une crise de second type que l’on observe (Obstfeld, 1996) (4).
Enfin, l’incohérence entre un compte de capital ouvert aux grands vents de l’économie mondiale et un système bancaire et financier domestique faiblement résilient définit le troisième type de crise considéré dans la littérature (Krugman, 1999) (5). Effondrement de la bulle internet et crise financière systémique associée aux subprimes n’ont pour leur part pas encore trouvé de formalisation canonique équivalente, sans doute parce que la complexité des produits dérivés est difficile à incorporer dans des modèles  macroéconomiques. Ce quatrième type de crise attend son Keynes !
Dans cette optique, chaque épisode de crise est finalement une surprise et ne peut donc être anticipé ; tout au plus, peut-on apprendre à les gérer de mieux en mieux. C’est par exemple la fonction exercée de fait par le FMI mais, selon cette approche, on ne peut dresser une taxinomie des crises financières qu’ex post (tableau 1).


Des innovations toujours renouvelées mais des mécanismes invariants
Anticipations, incertitude et formation des croyances
Sur les marchés financiers, les intervenants cherchent à évaluer les rendements futurs à partir de l’analyse de l’information que fournissent les données les plus récentes sur le résultat des entreprises, le mouvement des taux d’intérêt à court terme, l’évolution des taux de change, les perspectives du changement technique, l’orientation de la fiscalité, etc. Le mécanisme repose sur des anticipations.
Il se peut néanmoins que certains agents se contentent d’une analyse rétrospective, comme le font par exemple les chartistes pour les cours de bourse. Comme le montrent certains modèles, le comportement des chartistes ou des 0suivistes amplifie le mouvement de hausse initié par l’analyse des agents les mieux informés et équipés pour analyser l’impact d’une innovation susceptible de relever durablement le taux de rendement du capital dans une entreprise, dans un secteur, voire dans l’économie tout entière (Tadjeddine, 2006) (6).
Les problèmes liés à l’incertitude de tout instrument financier sont renforcés par le lancement d’un nouveau produit financier. Les acteurs doivent se forger une opinion fondée sur des croyances, faute d’observations dans le passé. Pour ne prendre que cet exemple, la communauté financière a cru à la nouvelle économie, alors même que peu d’éléments justifiaient le quasi-doublement des taux de rendement du capital. La nouveauté même de la technique, du produit ou de l’instrument financier conduit à considérer que s’ouvre une période sans précédent dans laquelle s’évanouiraient les régularités antérieures. L’histoire financière pourrait au contraire fournir de précieuses hypothèses concernant la trajectoire d’innovations tant techniques que financières, supposées ouvrir une nouvelle époque (Kindleberger, 1978 ; Garber, 2000) (7).
Six phases identiques à chaque crise
 En effet, les mêmes phases s’enchaînent au cours des crises.
1/ À l’origine se trouve une impulsion due à la technique (de nouvelles méthodes pour la production des tulipes… ou pour la production de masse), à la finance (création des actions d’une compagnie de navigation), à une organisation politique (essor des chemins de fer après la guerre de Sécession), à la consommation (émergence d’une clientèle de nouveaux services comme des vacances en Floride grâce à la location ou l’achat d’un appartement) ou encore à une conjoncture financière inédite (afflux de liquidités sur le marché boursier qui permet la multiplication des offres publiques d’acquisition).

2/ L’adoption d’une stratégie sélective par les agents économiques informés les assure de la réalité des rendements anticipés. Ils procèdent à des achats justifiés par leur expertise technique (comment cultiver les nouvelles tulipes ? Quels immeubles construire en Floride ?) ou par l’information privilégiée dont ils disposent (ce qui est généralement le cas concernant les innovations financières). Leur comportement est rationnel au sens économique du terme et ne conduit pas à lui seul à un emballement spéculatif.
3/ La montée du prix des produits et par répercussion des actifs financiers des entreprises qui participent à leur production consacre la stratégie des agents informés. En réaction à ces signaux de prix, entrent sur le marché des agents qui ignorent la nature de l’innovation et se fient à une extrapolation de l’envol des prix. Un nouvel actionnaire qui méconnaît le fonctionnement de la bourse transfère une grande partie de son patrimoine sur cet instrument financier. Dans cette troisième étape, les agents suiveurs et le crédit jouent un rôle déterminant dans l’envolée spéculative.
4/ La certification des anticipations par une autorité indiscutable accentue l’emballement. Dans la bulle du Mississipi, le gouvernement français apporte son soutien officiel à Law. Dans les années 1920 aux États-Unis, Irving Fisher déclare que les prix des actions ont atteint un plateau permanent, diagnostic qu’il maintient jusqu’à la veille de l’éclatement de la crise. Dans la période contemporaine, la position d’Alan Greenspan, qui dénonce dans un premier temps l’exubérance irrationnelle, marque le tournant de la bulle Internet lorsqu’il se range à l’opinion des marchés (« les agents privés connaissent mieux que le banquier central quel doit être le cours des actions »).
5/ La manifestation d’un écart entre les rendements obtenus et les rendements attendus marque le climax de la séquence et la proximité du retournement brutal. Il intervient à cause de l’érosion endogène des rendements du fait de la suraccumulation, ou en réponse à une mauvaise nouvelle, apparemment mineure, qui déclenche un réajustement des vues sur l’avenir. Dans d’autres cas, les agents les mieux informés estiment que, compte tenu
du niveau atteint par le prix des actifs, il est prudent de se désengager en vendant les actifs.
6/ Enfin, l’intervention des autorités politiques, face à la gravité des conséquences sociales et politiques du krach, marque la recherche des culpabilités et la réintroduction de règles et de réformes afin d’éviter la répétition de tels épisodes et rétablir la confiance sans laquelle les marchés ne peuvent fonctionner. Dans la plupart des cas, ces mesures parviennent à faire oublier la crise passée, au point que peut s’amorcer un nouveau cycle : une innovation qui frappe les esprits est susceptible d’amorcer une autre phase d’expansion puis d’emballement spéculatif (figure 3).


Dynamisme de l’innovation privée, retard des autorités publiques
Ce schéma donne un éclairage particulier sur l’histoire des deux dernières décennies : dans la succession des crises se renouvellent en permanence des innovations tant financières que réelles, qui relancent des processus spéculatifs ; ils débouchent sur une crise plus ou moins grave, mais dans chaque cas se trouve posée la question de la reprise de contrôle par les autorités publiques des bénéfices de l’innovation correspondante (Boyer, Dehove, Plihon,
2004 ; Boyer, 2010) (8) afin que la stabilité structurelle de l’économie ne soit pas compromise par la diffusion de cette innovation (tableau 2).
Ouverture à des innovations venues de pays plus avancés : les crises japonaise et asiatiques
Les instruments financiers correspondants ne sont pas à proprement parler des innovations puisqu’ils ont déjà été expérimentés et développés aux États-Unis ou dans d’autres pays avancés. Pourtant, leur introduction dans des systèmes financiers domestiques soumis à des réglementations héritées du passé, donc désajustées par rapport aux nouvelles exigences de la stabilité financière, peut susciter l’émergence de bulles financières et déstabiliser les régimes de croissance les plus dynamiques tels qu’étaient par exemple ceux du Japon puis de la Corée du Sud. L’effondrement financier qui en dérive appelle à une restructuration de l’économie, souvent sous le contrôle du FMI, puis la prise de conscience par les autorités nationales de la nécessité de ne pas répéter une expérience coûteuse en termes de perte de croissance, d’emploi, de coût budgétaire et d’exclusion sociale.
La plupart des pays asiatiques victimes de la crise de 1997 en tirent la conséquence qu’il convient d’accumuler un montant de réserves de change suffisant pour prévenir au mieux le risque de dévaluation de la monnaie domestique et par voie de conséquence de mise en péril d’un système bancaire endetté en devises étrangères. Depuis 1998, ces mêmes pays n’ont pas été à l’origine d’une nouvelle crise systémique menaçant l’économie mondiale. Les autorités nationales ont donc appris, certes avec retard, à bénéficier de l’ouverture au crédit international sans aggravation du risque de crise.
Surestimation de l’impact des TIC et extrême liquidité des marchés financiers : l’éclatement de la bulle Internet
Dans une optique schumpétérienne, périodiquement, la croissance est relancée par une grappe d’innovations radicales, tant en matière de produits que de procédés de production, qui ouvrent des perspectives de relèvement durable de la rentabilité. Le plus souvent, le relâchement du crédit accompagne l’accélération de la formation de capital dans les entreprises appartenant au secteur correspondant. C’est sur cette base qu’une fois lancée, la dynamique économique débouche sur une phase de spéculation au cours de laquelle les
rendements financiers de court terme l’emportent largement sur la rentabilité de longue période dont le relèvement est beaucoup plus modeste que ne l’anticipaient les acteurs de cette « nouvelle économie » (Plihon, 2002) (9). La bulle Internet obéit à ce mécanisme. Elle est d’autant plus vigoureuse que de nouveaux instruments financiers sont créés ou étendus afin de faciliter le financement des jeunes pousses : facilité des premières introductions en bourse, capital-risque, bourse des valeurs technologiques, déductibilité des stocks
options rémunérant les salariés de ce secteur… En un sens, la chute boursière de 2001 témoigne déjà de l’ampleur de la financiarisation de l’économie américaine.

Pourtant, les conséquences sur l’économie réelle restent limitées. La Banque centrale américaine baisse immédiatement les taux d’intérêt, ce qui facilite le rétablissement du système financier, tandis que le Trésor américain met en oeuvre un plan de soutien à la
conjoncture. Ce sont deux innovations par rapport aux politiques imposées aux pays asiatiques, consistant en particulier à relever le taux d’intérêt pour attirer des capitaux et procéder à des coupes drastiques dans les budgets publics. En termes réglementaires, les autorités américaines se contentent de durcir les pénalités prévues à l’encontre des chefs d’entreprises et responsables financiers pour non-sincérité des états comptables. La réponse des autorités publiques est donc partielle, ce qui explique que nombre de mécanismes à l’origine de la bulle Internet se retrouvent dans l’emballement spéculatif lié à l’immobilier américain.
Explosion des produits dérivés et accumulation des déséquilibres :
la crise des subprimes
En un sens, la bulle des subprimes s’inscrit dans la continuité de la précédente puisqu’elle est stimulée par le maintien d’une politique monétaire accommodante du fait de la victoire sur l’inflation permise par l’accentuation de la concurrence internationale et la modération salariale. Elle se bâtit aussi sur la sophistication de nouveaux instruments d’évaluation du risque qui avaient pourtant déjà montré leurs limites lors de la faillite du Hedge Fund LTCM. Mais l’emballement spéculatif va se nouer à la conjonction d’un relâchement des garanties exigées des acheteurs de logement et des facilités de se séparer des risques de non-paiement par le recours massif à la titrisation. Le regroupement d’un ensemble de crédits hypothécaires en diverses tranches de risque a en effet permis l’émission d’obligations dont les acheteurs portaient seuls le risque de non-paiement. La titrisation était connue de longue
date mais son couplage avec un affranchissement du contrôle de la qualité des crédits immobiliers induit une dynamique d’autant plus perverse que se multiplient les produits dérivés associés à un même crédit. Les dérivés de dérivés introduisent une complexité telle que leurs inventeurs même sont les premiers surpris de découvrir leur instabilité, une fois que s’est retournée la flambée du prix de l’immobilier américain… qui était supposée ne
jamais s’interrompre.
Après nombre de signes d’arrivée aux limites du modèle, c’est la faillite de Lehman Brothers qui convertit l’éclatement de cette bulle en une récession, américaine puis mondiale
à travers le relais du crédit au commerce mondial et la réévaluation à la hausse de toutes les primes de risque.
Face à la menace de répétition de la Grande Dépression, la Banque centrale américaine est contrainte d’innover en étendant son rôle de prêteur en dernier ressort aux banques d’investissement, en acceptant de refinancer directement les banques et même les crédits à l’économie. Pour sa part, le Trésor américain adopte un plan de soutien à l’économie d’une
ampleur sans précédent. Enfin et surtout, se pose la question de la recherche d’une série de réglementations susceptibles d’éviter la répétition d’un tel épisode dramatique et d’un plan
de sauvetage des banques, tout aussi coûteux qu’impopulaire.
Or, il a fallu attendre juin 2010 pour que le Congrès et Sénat américains s’accordent sur une loi de reréglementation du système financier, après une longue obstruction des groupes
de pression de Wall Street. On mesure à nouveau le retard pris par les autorités publiques par rapport au dynamisme de l’innovation financière privée.
Ces efforts ont permis de surmonter le risque d’un effondrement du système financier et une certaine reprise économique s’amorce à partir du printemps 2009. Mais cette politique a pour contrepartie une forte augmentation des déficits publics, qui atteignent une ampleur seulement observée à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale.
La non soutenabilité des finances publiques : de la crise grecque à la mise en question de l’euro
Ainsi, le soutien aux banques et l’ampleur des plans de relance se sont traduits par une flambée du rapport des dettes publiques au PIB qui atteint un niveau tel qu’il suscite le doute des financiers internationaux quant à la poursuite de telles politiques à moyen long terme.
États-Unis, Royaume-Uni, Irlande, Espagne et Grèce devraient a priori être au premier rang des pays menacés. En fait, la menace pèse en premier lieu sur la Grèce car à l’occasion d’un changement de gouvernement, les autorités avouent que les déficits antérieurement déclarés étaient très largement sous-estimés. C’est le début d’une spirale spéculative qui est alimentée par des CDS (Credit Default Swap) portant sur la dette grecque, après qu’une banque d’investissement américaine eut aidé le gouvernement à sortir des comptes publics une fraction significative de la dette publique. En un sens, c’est la même technique, qui avait été à l’origine de la faillite d’Enron et avait précipité celle de Lehman Brothers, qui s’applique alors à la dette publique grecque. Comme nombre de banques étrangères avaient acquis des titres de la dette grecque, leurs cours boursiers chutent et le taux d’intérêt interbancaire subit une flambée car les financiers redoutent que le défaut de la dette déclenche une crise bancaire et financière européenne, si ce n’est mondiale.
À un second niveau, cette explosion de la dette grecque est la conséquence de l’adhésion de ce pays à l’euro : l’accès au crédit à un taux équivalent à celui de l’Allemagne – d’autant plus que le taux d’inflation est significativement plus élevé – permet une augmentation
des dépenses publiques. C’est un moyen pour tenter de compenser, un temps tout au moins, la perte de compétitivité du système productif. On comprend dès lors que, lorsque le plan des pays membres de l’euro en vue de soutenir la Grèce tarde à se concrétiser, les doutes sur les finances publiques grecques se diffusent au Portugal et à l’Espagne et se transforment en une mise en question de la viabilité de l’euro lui-même. En effet, l’Union européenne ne disposait pas d’un outil communautaire pour éviter la faillite d’un État, et cela était intentionnel pour éviter les effets d’aléa moral. Par ailleurs elle n’avait pas non plus un pouvoir suffisant pour détecter à temps une évolution macroéconomique nationale susceptible de remettre en cause la viabilité de l’euro.
Ainsi, crise des finances publiques grecques et menaces d’éclatement de la zone euro dérivent des conséquences, non anticipées, d’une part de l’application à la dette publique des mêmes outils de spéculation que ceux qui avaient approfondi la crise des subprimes, d’autre part de la nouvelle configuration institutionnelle
Pourquoi les crises financières se succèdent elles sans se répéter à l’identique ?
Aurait-on pu éviter la succession de ces crises qui, en un certain sens, sont de plus en plus graves et globales ?
Les développements qui précèdent pourraient suggérer une réponse positive. En fait, l’élimination des crises rencontre un certain nombre d’obstacles.
Tout d’abord, les emballements spéculatifs ont des supports qui ne cessent de changer au cours du temps : spéculation immobilière, bulle boursière, crise de change, menace de défaut de la dette publique, excès de liquidité, ouverture indiscriminée aux flux de capitaux internationaux, sont autant de facteurs à l’origine des crises financières.
Ensuite, la géographie des crises ne cesse d’évoluer.
C’est tantôt l’Amérique latine, tantôt l’Asie qui enregistre une flambée de spéculation parmi les pays émergents. Dans les années 1990, les crises financières sont européennes puis
avec l’épisode des subprimes, le cœur de la déflagration financière intervient aux États-Unis… avant un retour sur une possible dislocation de la zone euro.
Il semblerait de plus que les responsables soient tentés de considérer que chaque emballement spéculatif n’en est pas un car « cette fois-ci c’est différent ! » En effet,
avec le progrès des méthodes de couverture du risque, la puissance des outils macroéconomiques et la vigueur de l’innovation productive, il n’apparait pas concevable que
se répètent les erreurs du passé. Ainsi, Islande, Pays Baltes, Hongrie et bien d’autres pays européens, se sont endettés en devises internationales, sans que leurs gouvernements
réalisent qu’ils reproduisaient en fait les ingrédients de la crise asiatique de 1997. Ils ont ainsi appris, mais trop tard et avec des coûts économiques et sociaux considérables, que
sous une apparente nouveauté se dissimulait l’invariance d’un mécanisme pervers d’endettement massif en devises étrangères.
Enfin et surtout, contrairement à la fable de La Fontaine, trop souvent le lièvre de la finance tend à l’emporter sur la tortue que représente finalement la collectivité, compte tenu de la lenteur de la prise de conscience des autorités de régulation et des difficultés de la délibération conduisant à de nouvelles procédures ou institutions.
Pourtant, réduire la fréquence et la gravité des crises n’est peut-être pas hors d’atteinte dès lors qu’émergerait un large accord à l’échelle internationale sur la nécessité d’un contrôle de la finance et de construction d’un système mondial en bonne et due forme mais aussi de configurations nationales plus cohérentes que celles ayant émergé de trois décennies de libéralisation.
Robert  Boyer,
CEPREMAP


(1) Conformément à la distinction opérée par Frank Knight en 1921, le risque, contrairement à l’incertitude, décrit des situations où il est possible d’affecter des probabilités aux différents événements.
(2) Cf. Minsky H. (1982), Can it Happen Again ? Essays on Instability and Finance ; Shiller R.J. (2000), Irrational Exuberance, Princeton, NJ, Princeton University Press ; Shiller R.J. (2008), The Subprime Solution : How Today’s Global Financial Crisis Happened and what to do about it, Princeton, NJ, Princeton University Press ; Orléan A. (1990), « Le rôle des influences interpersonnelles dans la détermination des cours boursiers », Revue économique n° 41, pp. 839-868 ; Orléan A. (2009), De l’euphorie à la panique, Paris,
Éditons de l’ENS et CEPREMAP
(3) Krugman P. (1979), « A Model of Balance of Payments Crises », Journal of Money, Credit, and Banking, v. 11, n° 3, pp. 311-25, août.
(4) Obstfeld M. (1996), « Models of Currency Crises with Self-fulfilling Features », European Economic Review, v. 40, n° 3-5, p. 1037-1047, avril.  (http://papers.nber.org/papers/w5285.pdf)
(5) Krugman P. (1999), « Balance Sheets, The Transfer Problem and Financial Crises », in Isard P., Razin A. et Rose A.K. (1999), International Finance and Financial Crises : Essays in Honor of Robert P. Flood, Jr., Washington, FMI
(6) Tadjeddine Y. (2006), « Les gérants d’actifs en action : l’importance des constructions sociales dans la décision financière », in Eymard-Duvernay F. (dir.), L’économie des conventions, méthodes et résultats, Paris, La Découverte.
(7) Kindleberger C. P. (1978), Manias, Panics and Crashes, New York, Basics Books ; Garber P. M. (2000), Famous First Bubbles : The Fundamental of Early Mania, Cambridge, MIT Press.
(8) Boyer R., Dehove M., Plihon D. (2004), Les crises financières, Rapport du Conseil d’analyse économique, n° 50, Paris, La Documentation française ; Boyer R. (2010), Les capitalismes face à la financiarisation et sa crise, Paris, Albin Michel.
(9) Plihon D. (président) (2002), Rentabilité et risque dans le nouveau régime de croissance, Rapport du Groupe du Commissariat Général du Plan, Paris, La Documentation française.

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