Rémunération du personnel


                                                 Henri Fayol (1841-1925)
                                                 Auteur de “Administration industrielle
                                                  et générale.” et père du management


La rémunération du personnel est le prix du service rendu. Elle doit être équitable et, autant que possible, donner satisfaction à la fois au personnel et à l'entreprise, à l'employeur et à l'employé.

Le taux de la rémunération dépend, d'abord de circonstances indépendantes de la volonté du patron et de la valeur des agents, telles que la cherté de la vie, l'abondance ou la rareté du personnel, l'état général des affaires, la situation économique de l'entreprise; il dépend, ensuite de la valeur des agents et il dépend, enfin, du mode de rétribution adopté.
L'appréciation des facteurs qui dépendent de la volonté du patron et de la valeur des agents exige une assez grande connaissance des affaires, du jugement et de l'impartialité ; nous nous occuperons plus loin, à propos du recrutement, de l'appréciation de la valeur des agents. Pour agir sur la rémunération, il ne nous reste ici que le mode de rétribution.
Le mode de rétribution du personnel peut avoir une influence considérable sur la marche des affaires ; le choix de ce mode est donc un problème important.
C'est aussi un problème ardu qui reçoit, pratiquement, des solutions très différentes dont aucune n'a paru, jusqu'à présent, absolument satisfaisante.
Ce qu'on recherche généralement dans le mode de rétribution c'est :
1.      Qu'il assure une rémunération équitable.
2.      Qu'il encourage le zèle en récompensant l'effort utile.
3.      Qu'il ne puisse conduire à des excès de rémunération dépassant la limite raisonnable.
Je vais examiner succinctement les modes de rétribution usités pour les ouvriers, pour les chefs moyens et pour les grands chefs.
Les divers modes de rétribution usités pour les ouvriers sont :
1.      Le paiement à la journée ;
2.      Le paiement à la tâche ;
3.      Le paiement aux pièces.
Ces trois modes de rétribution peuvent se combiner entre eux et donner lieu à d'importantes variantes par l'introduction des primes, de la participation aux bénéfices, de subsides en nature, de satisfactions honorifiques.
1. Paiement à la journée.
Dans ce système, l'ouvrier vend au patron, moyennant un prix fixé par avance, une journée de travail à des conditions déterminées.
Ce système a l'inconvénient de pousser à la négligence et d'exiger une surveillance attentive.
Il s'impose cependant lorsque la mensuration du travail effectué n'est pas possible. Il est, en somme, très usité.
2. Paiement à la tâche.
Ici, le salaire dépend de l'exécution d'une tâche déterminée fixée à l'avance. Il peut être indépendant de la durée de cette tâche. Lorsque le salaire n'est dû qu'à la condition que la tâche sera accomplie pendant la durée ordinaire du travail, ce mode se confond avec le paiement à la journée.
Le paiement à la tâche journalière n'exige pas une surveillance aussi attentive que le paiement à la journée.
Il a pour inconvénient d'abaisser le rendement des bons ouvriers au niveau de celui des ouvriers médiocres. Les bons ne sont pas contents parce qu'ils sentent qu'ils pourraient gagner davantage ; les médiocres trouvent que la besogne qui leur est imposée est trop lourde.
3. Paiement aux pièces.
Le salaire est en rapport avec le travail effectué et n'est pas limité. Ce système est fréquemment employé dans les ateliers où l'on a à fabriquer un grand nombre de pièces semblables. On le retrouve dans les industries où le produit peut se mesurer au poids, au mètre courant, au mètre cube. Il est généralement employé toutes les fois que c'est possible.
On lui reproche de pousser à la quantité au détriment de la qualité, de créer des conflits lorsqu'il s'agit de réviser les prix pour tenir compte des progrès réalisés dans la fabrication.
Le paiement aux pièces devient travail à l'entreprise quand il s'applique à un ensemble important de travaux.
Pour réduire l'aléa des entrepreneurs, on ajoute parfois au prix de la pièce un prix appliqué à chaque journée faite.
Il résulte généralement du paiement à la pièce une majoration de salaire qui stimule le zèle pendant un certain temps. Puis un régime finit par s'établir qui, peu à peu, ramène ce mode de paiement à celui de la tâche journalière, pour un prix fixé d'avance.
On trouve les trois modes de paiement ci-dessus dans toutes les grandes entreprises, tantôt le paiement à la journée domine, tantôt c'est l'un des deux autres. Dans un atelier on voit le même ouvrier travailler tantôt aux pièces tantôt à la journée.
Chacun de ces trois modes a ses avantages et ses inconvénients et leur efficacité dépend des circonstances et de l'habilité des chefs. Ni le mode, ni même le taux de salaire ne dispensent le chef de compétence et de tact. Le zèle des ouvriers et la paix de l'atelier dépendent beaucoup de lui.
Primes
Pour intéresser l'ouvrier à la bonne marche de l'entreprise, on ajoute parfois au tarif de la journée, de la tâche ou des pièces, un supplément sous forme de prime : prime d'assiduité, prime d'activité, prime de marche régulière des appareils, de production, de propreté, etc.
L'importance relative de ces primes, leur nature et les conditions mises à leur obtention sont extrêmement variées. On y trouve : le petit journalier, la somme mensuelle, la gratification annuelle, des actions ou des parts d'action distribuées aux plus méritants. On y trouve même des participations aux bénéfices ; telles sont, par exemple, certaines allocations réparties annuellement entre les ouvriers de quelques grandes entreprises.
Plusieurs houillères françaises ont établi, depuis quelques années, en faveur de leur personnel ouvrier, une prime proportionnelle au bénéfice distribué ou à un superbénéfice. On ne demande aucun engagement aux ouvriers, mais l'acquisition de la prime est subordonnée à certaines conditions, par exemple, n'aura pas eu de grève dans l'année, ou que les absences n'auront pas dépassé un nombre de jours déterminé.
Cette forme de prime a introduit une participation aux bénéfices dans la rémunération des mineurs sans qu'il y ait eu débat entre les ouvriers et le patron. Les ouvriers n'ont pas refusé un don, à peu près gratuit, que leur offrait le patron. Le contrat n'est pas bilatéral.
Grâce à une période heureuse pour les entreprises, le salaire annuel des ouvriers s'est trouvé  notablement accru par le jeu de la prime. Qu'arrivera-t-il dans les périodes difficiles ?
Cette formule intéressante n'est pas une solution générale du problème. Il y a donc dans l'industrie houillère une autre forme de prime qui dépend du prix de vente de la houille. Longtemps en vigueur dans le pays de Galles, où elle a été abandonnée lors de l'adoption de la loi sur le salaire minimum, l'échelle mobile des salaires, reposant sur une base fixe et sur une prime en rapport avec le prix de vente de la région, est aujourd'hui la formule qui règle le salaire des mineurs du Nord Pas-de-Calais ; elle a aussi été adoptée dans la Loire.
Ce système établit une certaine corrélation entre la prospérité de la houillère et le salaire du mineur. On lui reproche de pousser l'ouvrier à la limitation de la production pour élever le prix de vente. Nous voyons que, pour régler la question salaires, on a recours à une grande diversité de moyens ; cependant le problème est loin d'être résolu à la satisfaction générale ; toutes les solutions sont précaires.
Participation aux bénéfices.
Ouvriers.
L'idée de faire participer les ouvriers aux bénéfices est très séduisante. Il semble que c'est là que doit sortir l'accord du capital et du travail. Mais la formule pratique de cet accord n'est pas encore trouvée. La participation des ouvriers aux bénéfices a rencontré jusqu'à présent, dans la grande entreprise, des difficultés d'application insurmontables
Notons d'abord qu'elle ne peut exister dans les entreprises qui n'ont pas un but pécuniaire  (service de l'Etat, sociétés religieuse, philanthropiques, scientifiques…), qu'elle n'est pas possible non plus dans les entreprises économiques en déficit. Voilà donc la participation aux bénéfices exclue d'un grand nombre d'entreprises.
Restent les entreprises économiques prospères. Parmi celles-là, le désir de concilier, d'harmoniser l'intérêt de l'ouvrier et celui du patron n'est nulle part plus grand dans les industries minières et métallurgiques françaises. Or, je ne connais pas, dans ces industries, d'application nette de la participation des ouvriers aux bénéfices.
On peut en conclure immédiatement que la chose est extrêmement difficile, sinon impossible.
Elle est en effet très difficile. Qu'une affaire soit ou non en bénéfice, l'ouvrier a besoin d'un salaire immédiat qu'il faut assurer. Un système qui ferait dépendre entièrement la rémunération de l'ouvrier d'un bénéfice éventuel futur est inapplicable.
Mais peut-être une part du salaire pourrait-elle provenir des bénéfices généraux de l'entreprise ?
Voyons :
Au regard de tous les facteurs qui interviennent, la part de l'activité ou de l'habilité plus ou moins grande de l'ouvrier sur le résultat final d'une grande entreprise est impossible à établir ; elle est d’ailleurs tout à fait insignifiante. La part qui pourrait lui revenir d'un dividende distribué serait toute au plus de quelques centimes sur un salaire de 5 francs, par exemple, c'est-à-dire que le moindre effort supplémentaire - un coup de pioche, un coup de lime - profitant directement à son salaire, serait plus avantageux pour lui. L'ouvrier n'a donc aucun intérêt à être rémunéré par une participation aux bénéfices proportionnelle à l'action qu'il exerce sur ces bénéfices.
Il est à remarquer que, dans la plupart des grandes affaires, l'augmentation du salaire, qui s'est réalisée depuis une vingtaine d'années, représente une somme totale supérieure au montant des répartitions faites au capital.
En fait, la participation nette, réelle, des ouvriers aux bénéfices des grandes entreprises n'est pas encore entrée dans la pratique des affaires.
Chefs moyens.
La rémunération aux bénéfices des contremaîtres, chefs d'atelier et ingénieurs, n'est guère plus avancée que pour les ouvriers ; cependant l'influence de ces agents sur le résultat de l'entreprise est autrement considérable et, s'ils ne sont pas régulièrement intéressés aux bénéfices, ce ne peut être que parce que la formule de leur participation est difficile à établir.
Sans doute, les chefs n'ont pas besoin d'un stimulant pécuniaire pour remplir tout leur devoir ; mais ils ne sont pas indifférents aux satisfactions matérielles et il faut bien admettre que l'espérance d'un bénéfice supplémentaire peut exciter leur zèle.
Aussi doit-on intéresser les agents moyens aux bénéfices quand c'est possible.
C'est relativement facile dans des affaires à leur début et dans des affaires en souffrance où un effort exceptionnel peut donner des résultats importants. La participation peut alors s'appliquer à l'ensemble des bénéfices de l'entreprise ou seulement à la marche du service de l'agent intéressé.
Quand l'entreprise est ancienne et convenablement conduite, le zèle d'un chef moyen n'est guère visible dans les résultats généraux et il est fort difficile d'établir pour lui une participation utile.
En fait, la participation aux bénéfices des chefs moyens, en France, est très rare dans les grandes entreprises. Les primes à la production ou à certains résultats d'un atelier - qu'il ne faut pas confondre avec la participation aux bénéfices - sont beaucoup plus fréquentes.
Grands chefs.
Il faut s'élever jusqu'à la direction pour trouver une catégorie d'agents fréquemment intéressés aux bénéfices des grandes entreprises françaises.
Par ses connaissances, par ses idées, par son action, le chef de l'entreprise a une influence considérable sur les résultats généraux et il est tout naturel qu'on cherche à l'intéresser à ces résultats. Il est parfois possible d'établir entre son action personnelle et les résultats une relation étroite ; cependant, il existe généralement d'autres influences, tout à fait indépendantes de la valeur du chef, qui peuvent varier les résultats généraux dans des proportions beaucoup plus grandes que l'action personnelle du chef.
Si le traitement du chef dépendait exclusivement des bénéfices, il pourrait être réduit à zéro.
Il est d'ailleurs des affaires en création ou en liquidation, ou simplement en crise passagère, dont la direction n'exige pas moins de talent que celle des affaires prospères, où la participation aux bénéfices ne peut pas être la base du traitement du chef.
Enfin, les grands serviteurs de l'Etat ne peuvent pas être payés par une participation aux bénéfices. La participation aux bénéfices n'est donc, pas plus pour les grands chefs que pour les ouvriers, une règle générale de rémunération.
En résumé, la participation aux bénéfices est un moyen de rémunération qui peut donner dans certains cas d'excellents résultats ; ce n'est pas une solution générale.
Il ne me semble pas que l'on puisse compter, au moins pour le moment, sur ce mode de redistribution pour apaiser les conflits du capital et du travail.
Il est heureusement d'autres moyens qui ont suffi jusqu'à présent à assurer à la société une paix relative ; ces moyens n'ont pas perdu leur efficacité. Il appartient aux chefs de les étudier, de les appliquer et de les faire réussir.
Subsides en nature - Institution de bien-être - Satisfactions honorifiques.
Que le salaire se compose seulement de numéraire ou qu'il comprenne divers compléments en chauffage, éclairage, logement, vivres, peu importe, pourvu que l'agent soit satisfait.
D'un autre côté, il n'est pas douteux que l'entreprise sera d'autant mieux servie que ses agents seront plus vigoureux, plus instruits, plus consciencieux et plus stables. Le patron doit donner ses soins, à l'instruction, à la moralité et à la stabilité de son personnel.
Ces éléments de bonne marche ne s'acquièrent pas uniquement dans l'atelier ; ils se forment et se perfectionnent aussi, et surtout, en dehors : dans la famille, à l'école, dans la vie civile et religieuse. Le patron est donc aussi conduit à s'occuper de ses agents en dehors de l'usine et ici se pose de nouveau la question de mesure.
Les avis sont très partagés à ce sujet. Certaines expériences malheureuses ont déterminé quelques patrons à limiter leur intervention à la porte de l'usine et au règlement du salaire.
La plupart cependant estiment que l'action patronale peut s'exercer utilement en dehors à la condition d'être discrète et prudente, de se faire désirer plutôt que de s'imposer, d'être en rapport avec la culture, les goûts des intéressés et de respecter absolument leur liberté. Elle doit être une collaboration bien éveillante et non une tutelle tyrannique. C'est là une condition indispensable de succès. L'œuvre de bien-être du patron peut être variée.
 Dans l'usine, elle s'exerce sur les questions d'hygiène et de confort : l'air, lumière, propreté, réfectoire. Hors de l'usine, elle s'applique au logement, à l'alimentation, à l'instruction et à l'éducation.
Les œuvres de prévoyance rentrent dans cette catégorie de moyens. Les satisfactions honorifiques n'apparaissent que dans les très grandes entreprises. On peut dire qu'elles sont presque exclusivement du domaine de l'Etat.
Tous les modes de rétribution qui peuvent améliorer la valeur et le sort du personnel, stimuler le zèle des agents de tous degrés, doivent être l'objet d'une continuelle attention de la part des chefs.

*extrait de “Administration industrielle et générale.” Editions Dunod 
 Source Revue partie double N°9 

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