LA Chine serait-elle en train de dépasser l’Amérique ?

*JOSEPH S.NYE. JR

Le vingt et unième siècle est le témoin du retour de l'Asie à ce qui pourrait être considéré comme ses proportions historiques dans la population et l'économie mondiale. En 1800, L'Asie représentait plus de la moitié de la population et de la production mondiale. En 1900, elle ne représentait plus que 20 % de la production, non parce que quelque chose s'était passé en Asie mais plutôt parce que la révolution industrielle avait fait de l'Europe et l'Amérique du nord l'atelier du monde.

La relance de l'Asie avait débuté par le japon pour s'étendre à la Corée du Sud puis à l'Asie du sud-est, commençant par Singapour et la Malaisie. Aujourd'hui, la relance se concentre sur la Chine et s'envisage de plus en plus en Inde, permettant ainsi à des millions d'individus de s'extraire de la pauvreté.
Ce changement crée cependant aussi des inquiétudes par rapport à l'évolution des relations de pouvoir entre les Etats. En 2010, la Chine est passée devant le japon pour devenir la deuxième économie mondiale. Et la banque d'investissement Goldman Sachs prévoit que la taille totale de l'économie chinoise dépassera celle des Etats-Unis en 2027.
Mais même si le PIB total de la Chine rattrape celui des Etats-Unis dans les années 2020, les deux économies ne seront pas égales en composition. La Chine aura encore des zones rurales largement sous-développées. Si l'on retient l'hypothèse d'une croissance de 6% du PIB chinois et seulement 2% de croissance pour les Etats-Unis après 2030, la Chine ne sera pas l'égale des Etats-Unis en terme de revenus par habitant- une meilleure mesure de sophistication économique – avant la seconde moitié du siècle. En outre, les projections linéaires des tendances de la croissance économique peuvent être trompeuses. Les pays émergents ont tendance à bénéficier de technologies importées dans les premières étapes de leur décollage économique mais sur taux de croissance ralentit au fur et à mesure de la progression de leur développement. Et l'économie chinoise rencontre de sérieux obstacles sur sa route vers une croissance rapide et durable, compte tenue d'entreprises d'Etat inefficientes, d'inégalités croissantes, d'une migration intérieur massive, d'un filet de sécurité sociale inadéquat, de corruption et d'institutions inadaptées des paramètres qui sont susceptible de constituer les germes d'une instabilité politique.
Le nord et l'est de chine devancent son sud et son ouest. La Chine, et elle est presque la seule parmi les pays en développement, vieillit, extraordinairement, rapidement. D'ici 2030, la Chine comptera plus de personnes âgées dépendantes que d'enfants. Certains démographes chinois s'inquiètent de ce que le pays sera vieux avant d'être riche. Au cours de la décennie écoulée, la Chine s'est hissée de la neuvième à la première place des pays exportateurs, supplantant ainsi l'Allemagne. Mais le modèle de développement de la Chine porté par les exportations devra être ajusté, compte tenu de contentieux croissants dans le commerce mondial et les équilibres financiers. En effet, le 12^e Plan quinquennal est destiné à réduire la dépendance sur les exportations et à relancer la demande intérieure. Y parviendra-t-il ?
Le système politique autoritaire de la Chine a jusqu'à présent montré une impressionnante capacité à atteindre certains objectifs spécifiques, comme par exemples organiser avec succès les jeux olympiques, construire un réseau ferroviaire à grande vitesse ou même stimuler l'économie pour se remettre de la crise financière globale. Quant à savoir si la Chine peut maintenir sa capacité sur le long terme, cela reste un mystère tant pour les étrangers que pour les dirigeants chinois eux-mêmes.
Contrairement à l'inde, née avec une constitution démocratique, la Chine n'a pas encore trouvé les moyens de canaliser les demandes de participation politique(ou même de démocratie) qui accompagnent généralement la hausse des revenus par habitant. L'idéologie communiste n'est pas depuis longtemps… et légitimité du parti dirigeant dépend donc de la croissance économique et du nationalisme ethnique « Han ».
Reste à savoir si la Chine sera à même de développer une formule pour gérer une classe moyenne urbaine en forte croissance, les inégalités entre les régions et le ressentiment des minorités ethniques. En fait, personne, y compris les Chinois, ne sait si l'avenir politique de la Chine affectera sa croissance économique.
Certains analystes estiment que la chine prétend revendiquer la position de l'Amérique en tant que puissance mondiale dominante. Même si cela s'avérait être une analyse exacte des intentions de ce pays(les Chinois eux-mêmes ne peuvent savoir ce que penseront les générations futures), il est peu probable que la Chine soit en mesure de réunir la capacité militaire pour rendre cela possible. Bien sûr, les dépenses militaires chinoises, en augmentation de plus de 12% cette année, connaissent une croissance plus rapide que celle de son économie. Mais les dirigeants chinois devront affronter les réactions d'autres pays, ainsi que les contraintes induites par le besoin de marchés et de ressources extérieurs afin d'atteindre les objectifs de croissance économique.
Une posture militaire chinoise trop agressive pourrait provoquer une coalition parmi ses voisins pour faire contrepoids, affaiblissant ainsi la puissance dure et douce de la Chine. En 2010, par exemple, la fermeté de sa politique étrangère vis-à-vis de ses voisinages eu pour incidence de fragiliser ses relations avec l'Inde, le Japon et la Corée du Sud. En conséquence, la Chine trouvera de plus en plus difficile d'exclure les Etats-Unis des arrangements de sécurité de L'Asie. La taille de ce pays et le taux élevé de sa croissance économique augmenteront certainement sa force relative vis-à-vis des Etats-Unis dans les décennies à venir. Cela devrait probablement rapprocher les Chinois des Américains en termes de ressources de pouvoir mais la Chine ne dépassera pas nécessairement les Etats-Unis en tant que puissance dominante.
Même si la Chine n'essuie pas de revers intérieur majeur, de nombreuses projections actuelles basées sur la seule croissance du PIB sont trop unidimensionnelles : elles ne prennent pas en compte les atouts en termes militaires et de puissance douce des Etats-Unis ainsi les désavantages géopolitiques de la Chine dans l'équilibre des pouvoirs internes de l'Asie. Ma propre estimation est que parmi l'éventail des avenirs possibles, les scénarios les plus probables sont ceux dans lesquels la Chine  « donne le change » aux Etats-Unis, mais ne la surpasse pas en puissance globale dans la première moitié de ce siècle.
Mais surtout, les Etats-Unis et la Chine devraient éviter de développer des craintes exagérées par rapport à leurs capacités et à leurs intentions. Le fait d'envisager un conflit peut, en soit, être source d'un conflit. En réalité, la Chine et les Etats-Unis n'ont pas de profonds conflits d'intérêts. Les deux pays, et d'autres, ont bien plus à gagner d'une coopération.
*Enseignant à Harvard, Source Le Matin du Sahara (11 Avril 2011)